Extraits à réflexion

Le nouveau-né

Extrait de « L’enfant » (1935) de Maria Montessori.

On m’a parlé d’un homme qui vivait dans l’obscurité la
plus profonde; ses yeux, comme du fond d’un abîme, n’avaient
jamais vu la plus légère clarté.

On m’a dit qu’un homme vivait dans le silence : jamais le
bruit le plus imperceptible n’avait atteint son oreille…

J’entendis parler d’un homme qui vivait immergé dans l’eau
: une eau d’une étrange tiédeur et qui, brusquement, sortit à
l’air dans les glaces.

Il déploya ses poumons repliés depuis toujours, et alors,
l’homme cria.

Et l’on entendit sur la terre une voix tremblante que jamais on
n’avait entendue, sortant d’une gorge qui n’avait jamais vibré.

C’était l’homme qui sortait du repos. Qui pourrait imaginer
ce qu’est le repos absolu, le repos de celui qui n’a même pas le
mal de manger parce que d’autres mangent pour lui, qui vit dans
l’abandon de toutes ses fibres parce que d’autres tissus vivants
fabriquent la chaleur nécessaire à sa vie ? (…)

Seul son coeur a travaillé. Avant même de venir au monde, son
coeur a battu deux fois plus vite que tout autre coeur. Et je compris
que celui-là, c’était le coeur d’un homme. Et maintenant, le
voilà qui s’avance, qui assume tous les travaux, blessé par la
lumière et par le bruit, fatigué jusque dans les fibres les plus
intimes de son être, poussant le grand cri :

« Pourquoi m’as-tu abandonné ? »

L’enfant qui naît n’entre pas dans une ambiance naturelle :
il entre dans la civilisation où se développe la vie des hommes.
C’est une ambiance fabriquée en marge de la nature, dans la fièvre
de faciliter la vie de l’homme et son adaptation. (…) Ce passage
devrait être l’objet d’un traitement scientifique en faveur de
l’enfant nouveau-né. A aucune autre époque de son existence,
l’homme ne rencontre une pareille occasion de luttes et de
contrastes et, par conséquent, de souffrances.

Quand l’humanité aura acquis une pleine compréhension de
l’enfant, elle trouvera pour lui des soins plus perfectionnés. (…)

(…) Le nouveau-né est un infirme. Comme la mère, il a traversé
un péril de mort. La joie que l’on a à le voir vivant vient du
soulagement que l’on éprouve après qu’il a couru un tel danger.
Il arrive que l’enfant demeure à moitié étranglé et qu’il ne
revive qu’à l’aide de la respiration artificielle; quelquefois,
sa tête est déformée par un hématome. On doit donc vraiment le
considérer comme un malade. On ne peut pourtant pas l’assimiler à
un malade adulte. Ses besoins ne sont pas ceux d’un infirme, mais
de quelqu’un qui fait un inconcevable effort d’adaptation,
accompagné des premières impressions psychiques d’un être qui
vient du néant, mais qui est sensible.

J’ai vu un nouveau-né qui, à peine sauvé de l’asphyxie, fut
plongé dans une baignoire posée par terre, et, tandis qu’on le
baissait rapidement pour l’immerger, il ferma les yeux et
tressaillit en étendant les bras et les jambes, comme quelqu’un
qui se sent choir.

Et ce fut sa première expérience de la peur.

En faisant un parallèle entre les soins donnés à l’enfant et
ceux donnés à la mère, on se rend plus clairement compte de
l’erreur commise. La mère est laissée immobile tandis que le
nouveau-né est transporté loin d’elle pour que sa présence ne la
dérange pas. On ne le ramène auprès d’elle qu’aux heures où
elle doit le nourrir. On passe à l’enfant, pour ses allées et
venues, de belles robes, des ornements de ruban et de dentelles. Cela
correspond à ce que serait, aussitôt après la naissance du bébé,
l’obligation pour la mère de se lever, de s’habiller élégamment,
comme pour une réception. On transporte le nouveau-né pour le
plonger dans son bain et pour le frotter, le poudrer, comme on ferait
pour un enfant plus grand. Et c’est comme si la mère se levait et
marchait jusqu’à la salle de bain pour procéder à une minutieuse
toilette, en parlant à sa femme de chambre, à son coiffeur….

L’enfant est apporté à la mère pour ses repas, secoué par
les mouvements de ceux qui le portent dans leurs bras; et cela
correspond à ce que serait, pour la mère, l’obligation de monter
en auto pour aller dîner dans un grand hôtel, exposée à subir les
secousses de l’auto passant par une route mal pavée. On enlève
l’enfant de son berceau et on l’y remet en l’élevant jusqu’au
niveau de l’épaule de l’adulte qui doit le transporter; et puis,
de nouveau, on le baisse pour le mettre sur le lit, auprès de sa
mère. Et cela correspond à ce que serait pour la mère l’obligation
de monter et de descendre par un ascenseur qui aurait perdu le
contrôle de son mécanisme. Personne n’oserait demander à la mère
de sortir de chez elle deux ou trois jours après la naissance de
l’enfant. (…) Pourquoi en use-t-on différemment pour le
nouveau-né ?

On invoque le prétexte qu’il est sans connaissance et qu’il
n’éprouve ni souffrance ni plaisir. Que dire alors des soins
prodigués aux malades en état d’inconscience ? C’est le besoin
de secours et non pas la conscience de ce besoin qui réclame
l’attention de la science et du sentiment. Non ! aucune
justification n’est possible…

Il y a, dans l’histoire de la civilisation, une lacune. Il
existe, à la première époque de la vie, une page blanche sur
laquelle personne n’a encore rien écrit, parce que personne n’a
scruté les premiers besoins de l’homme. Et pourtant nous devenons
chaque jour plus conscients de cette impressionnante vérité,
illustrée par tant d’expériences,  que les malaises du
premier âge (et même ceux de l’époque prénatale) influent sur
toute la vie de l’homme.La vie de l’embryon et la vie de l’enfant
contiennent le salut de l’adulte, le salut de la race. Alors,
pourquoi ne considère-t-on pas la naissance comme la crise de
l’existence la plus difficile à surmonter ?

L’embryon a grandi dans un lieu où il était à l’abri de
tout heurt, de toute variation de température; dans un liquide
moelleux et uniforme créé spécialement pour son repos; où ne l’a
jamais atteint le moindre rayon de lumière, le plus léger bruit…et
le voilà qui change d’ambiance pour venir brusquement à l’air,
sans passer par les successives transformations du têtard qui
devient grenouille. Il arrive dans l’ambiance de l’homme adulte
avec ses yeux délicats qui n’ont jamais vu le jour, avec ses
oreilles épargnées jusqu’alors par le bruit. Son corps qui n’a
jamais subi aucun heurt est exposé maintenant aux contacts brutaux,
manié par les mains sans âme de l’adulte, qui oublie sa
délicatesse.

Le contraste entre ces deux ambiances de vie n’est pas la seule
souffrance qu’il trouve en naissant. Il faut que lui, qui s’est
toujours reposé, supporte tout à coup le travail fatigant de naître
par ses propres moyens : son corps a été serré comme dans une
machine fatale qui l’a comprimé jusqu’à lui rompre les os. Il
nous arrive accablé par le contraste entre un repos absolu et
l’inconcevable effort qu’il a dû fournir pour naître. Il est
comme un pèlerin qui arrive de pays lointains.

Or, nous ne comprenons pas. Pour nous, il n’est pas un homme.
Quand il arrive dans notre monde, nous ne savons pas le recevoir ; et
pourtant le monde que nous avons créé lui est destiné ; c’est
lui qui doit le continuer et le faire avancer vers un progrès
supérieur au nôtre…

*****

La lecture et l’écriture

Extrait de  » L’enfant » de Maria
Montessori,
Desclée de Brouwer,  (1935)

« Je reçus un jour une délégation de deux ou trois mères.
Elles venaient me demander d’apprendre à lire et à écrire à
leurs enfants. Ces femmes étaient illettrées. Et, comme je
résistais, trop loin, à cette époque, d’une telle entreprise,
elles m’exhortèrent avec insistance.
C’est alors que les plus
grandes surprises me furent réservées. Je n’enseignai d’abord
aux enfants de quatre à cinq ans que quelques lettres de l’alphabet
que je fis découper dans du carton par la maîtresse. J’en fis
également découper dans du papier émeri, afin de les faire toucher
du bout du doigt dans le sens de l’écriture ; je rassemblai
ensuite sur une table les lettres dont les formes étaient voisines
entre elles, pour rendre uniformes les mouvements de la petite main
qui devait les toucher.
La maîtresse aimait ce travail et
s’attacha à ce début si important. Nous étions étonnées de
l’enthousiasme des enfants. Ils organisaient des processions,
brandissant en l’air les petits cartons, ainsi que des étendards,
et poussaient des cris de joie. Je surpris un jour un enfant qui se
promenait tout seul en disant : « Pour faire Sofia, il faut un S, un
0, un F, un I, un A » et il se répétait les sons qui composent le
mot. Il était donc en train de faire un travail, analysant les mots
qu’il avait en tête et cherchant les sons qui les composaient. Il
faisait cela avec la passion de l’explorateur sur la voie d’une
découverte ; il comprenait que ces sons répondaient à des lettres
de l’alphabet. De fait, qu’est- ce que l’écriture
alphabétique, sinon la correspondance d’un signe à un son ? Le
langage écrit n’est que la traduction littérale du langage parlé.
Toute l’importance du progrès de l’écriture alphabétique se
trouve en ce point de rencontre où les deux langues se développent
parallèlement. Au début, l’une – la langue écrite – tombe de
l’autre, comme en gouttelettes éparses, détachées, qui forment,
par la suite, un cours d’eau séparé, c’est-à-dire la parole,
le discours.
C’est un véritable secret, une clef qui, une fois
découverte, redouble une richesse acquise, permet à la main de
s’emparer d’un travail vital, presque inconscient comme le
langage parlé, et de créer un autre langage qui le reflète dans
tous ses détails. Il y a la part de l’esprit et la part de la
main. Alors, la main peut déclencher une avance et, de cette goutte,
faire tomber une cataracte. Tout le langage déferle. Un cours d’eau,
une cataracte, ce n’est jamais qu’un ensemble de gouttes
d’eau.
Une fois l’alphabet stabilisé, le langage écrit en
dérive logiquement, comme une conséquence naturelle. Il faut,
simplement, que la main sache tracer des signes. Les signes
alphabétiques sont de simples symboles. Ils ne représentent aucune
image ; ils sont donc très faciles à dessiner. Je n’avais
pourtant jamais réfléchi à tout cela quand, dans la Maison des
Enfants, se produisit l’événement le plus important.
Un enfant
se mit à écrire. Sa surprise fut telle qu’il cria de toutes ses
forces : « J’ai écrit ! J’ai écrit ! » Ses camarades
accoururent, intéressés, regardant les mots que l’enfant avait
tracés par terre avec un petit morceau de craie blanche. « Moi
aussi! moi aussi ! » crièrent d’autres enfants, et ils se
dispersèrent. Ils allaient chercher des moyens d’écriture ;
quelques-uns se groupèrent autour d’une ardoise, d’autres se
couchèrent par terre et, ainsi, le langage écrit fit son apparition
comme une véritable explosion.
Cette activité inépuisable était
comparable à une cataracte. Ces enfants écrivaient partout, sur les
portes, sur les murs et même, à la maison, sur les miches de pain.
Ils avaient de quatre à cinq ans. L’établissement de l’écriture
avait été un fait brutal. La maîtresse disait : « Cet enfant a
commencé à écrire hier, à 3 heures. »
Nous nous trouvions
vraiment devant un miracle. Mais quand nous présentions des livres
aux enfants (et beaucoup de personnes qui avaient appris le succès
de l’école avaient apporté de très beaux livres illustrés), ils
les accueillaient avec froideur : ils les considéraient comme des
objets contenant de belles images, mais qui distrayaient de cette
chose passionnante qui concentre tout en soi : l’écriture. Ces
enfants n’avaient certainement jamais vu de livres ; et, pendant un
certain temps, nous cherchâmes à attirer leur attention dessus. Il
n’était même pas possible de leur faire comprendre ce que c’était
que la lecture. Les livres furent donc relégués dans l’armoire,
en attendant des temps meilleurs. Les enfants lisaient l’écriture
à la main, mais s’intéressaient rarement à ce qu’un
autre
avait écrit. On eût dit qu’ils ne savaient pas lire ces mots-là.
Et quand je lisais à haute voix les derniers mots écrits, beaucoup
d’enfants se tournaient, étonnés, vers moi, comme en se demandant
: « Comment est-ce qu’elle le sait ? »
Ce fut près de six
mois plus tard qu’ils commencèrent à comprendre ce qu’était la
lecture, et ce fut seulement en l’associant à l’écriture. Il
fallait que les enfants suivissent des yeux ma main qui traçait des
signes sur le papier blanc ; ils découvrirent alors que je
transmettais ainsi mes pensées, aussi bien qu’avec la parole. Dès
qu’ils en eurent clairement le sentiment, ils commencèrent à
empoigner les morceaux de papier sur lesquels J’avais écrit, pour
essayer de les lire, dans un coin : et ils essayaient mentalement,
sans prononcer un seul son. On s’apercevait qu’ils avaient
compris, quand un sourire venait soudainement épanouir le petit
visage contracté par l’effort, ou quand un petit saut les
détendait, comme par un ressort caché ; alors, ils se mettaient en
action, parce que chacune de mes phrases était un « ordre », comme
j’aurais pu en donner de vive voix : « Ouvre la fenêtre », «
viens près de moi », etc. Et c’est ainsi que s’implanta la
lecture. Elle se développa, par la suite, jusqu’à la lecture de
longues phrases, qui commandaient des actions compliquées. Il
semblait que le langage écrit fût envisagé par les enfants tout
simplement comme une autre façon de s’exprimer, une autre forme du
langage parlé, se transmettant comme lui, directement, de personne à
personne. Quand nous recevions des visites, les enfants qui étaient,
auparavant, excessifs en formules de politesse, restaient maintenant
silencieux. Ils se levaient et allaient écrire au tableau : «
Asseyez-vous», « merci de votre visite », etc. On parlait, un
jour, d’un grand désastre survenu en Sicile, où un tremblement de
terre avait entièrement détruit Messine, faisant des centaines de
mille victimes. Un enfant de cinq ans se leva et alla écrire au
tableau -, il commença ainsi : « je regrette… » Nous le suivions
en pensant qu’il voulait déplorer l’événement ; il écrivait :
« je regrette… d’être petit… » Quelle réflexion curieuse et
égoïste était-ce là ? Mais l’enfant continuait à écrire…
«
Si j’étais grand, j’irais aider… » Il avait fait une petite
composition littéraire tout en démontrant son bon cœur. C’était
l’enfant d’une femme qui vendait, pour vivre, des légumes dans
la rue.
Tandis que nous étions en train de préparer un matériel
pour apprendre l’alphabet imprimé aux enfants et tenter à nouveau
l’épreuve des livres, ils se mirent brusquement à lire tout ce
qu’ils trouvaient imprimé dans l’école ; et il y avait des
phrases vraiment difficiles à déchiffrer, certaines même écrites
en gothique sur un calendrier. A cette époque-là, des parents nous
racontèrent que, dans la rue, les enfants s’arrêtaient pour lire
les enseignes des boutiques, et qu’on ne pouvait plus se promener
avec eux. Il était évident que les enfants étaient intéressés
par les signes alphabétiques et non par les mots. Il y avait là une
écriture différente et il s’agissait de la découvrir, en
arrivant à l’extraire du sens d’un mot. C’était un effort
d’intuition, comparable à celui qui donne la clef des écritures
préhistoriques gravées sur la pierre.
Trop de hâte de notre
part dans l’explication des caractères imprimés aurait éteint
cet intérêt et cette énergie intuitive. Une simple insistance à
faire lire des mots dans les livres aurait été une aide négative
qui, pour un but sans importance, aurait compromis l’énergie de
ces esprits dynamiques. Aussi, les livres restèrent-ils, longtemps
encore, enfermés dans l’armoire. Ce ne fut que plus tard que les
enfants prirent contact avec eux. Cela se produisit à la suite d’un
fait bien curieux : un enfant arriva un jour à l’école, tout
excité, cachant dans sa main un morceau de papier chiffonné et
confia à un camarade : « Devine un peu ce qu’il y a dans ce
morceau de papier.
– Il n’y a rien ; c’est un morceau de
papier abîmé.
– Non ! c’est une histoire… »
Une
histoire là-dedans ? Voilà qui attira une foule intéressée.
L’enfant avait ramassé la feuille
sur un tas d’ordures. Et il
se mit à lire ; à lire l’histoire.
Alors, on comprit ce que
c’était qu’un livre. Et à partir de ce moment, on peut dire que
les livres
donnèrent un plein rendement. Mais beaucoup d’enfants,
ayant trouvé une lecture intéressante, arrachaient la feuille pour
l’emporter.
La découverte de la valeur de ces livres fut
vraiment bouleversante ; l’ordre habituel en était troublé et il
fallait discipliner ces petites mains frémissantes qui détruisaient
par amour. Mais, même
avant d’avoir lu ces livres, avant
d’arriver à les respecter, les enfants, un peu aidés, avaient
corrigé leur orthographe et tellement perfectionné leur écriture,
qu’on les jugea équivalents aux enfants de la troisième classe
des écoles élémentaires.
Pendant tout ce temps, on n’avait
rien fait pour améliorer les conditions physiques des enfants. Et
pourtant personne n’aurait reconnu, dans ces visages colorés, dans
ces petits êtres à l’aspect vivant, les pauvres petits,
sous-alimentés et anémiques, qui semblaient nécessiter des soins
urgents, des médicaments et des aliments reconstituants. Ils étaient
bien portants, comme s’ils avaient fait une cure d’air et de
soleil. En effet, si les causes psychiques déprimantes peuvent avoir
une influence sur le métabolisme en abaissant la vitalité, il peut
se produire le contraire : les causes qui exaltent l’esprit peuvent
également influer sur le métabolisme et sur toutes les fonctions
physiques. Et c’en était une preuve. Aujourd’hui que les
énergies dynamiques sont étudiées dans la matière, on n’en
serait plus impressionné; mais, à cette époque, ce fut une
profonde surprise.
Tous ces événements firent parler de
«miracles », et les histoires des enfants merveilleux se
répandirent en un instant, au point que les journaux les
commentèrent éloquemment. On écrivit sur eux des livres, et des
romanciers s’inspirèrent si bien d’eux, qu’en donnant la
description de ce qu’ils avaient vu, ils semblaient illustrer un
monde inconnu. On parla de la découverte de l’âme humaine, on
parla de miracles, on cita même des conversions d’enfants ; le
dernier livre anglais sur ce sujet s’intitulait : « New Children
». Il vint de loin, et spécialement d’Amérique, beaucoup de gens
pour constater ces phénomènes surprenants.

 *****

Les origines de notre méthode

Extrait de « l’enfant »- (1936)  Maria
Montessori

« Le 6 janvier 1906, on inaugura une école pour petits
enfants normaux de  3 à 6 ans, je ne puis dire avec ma
méthode, car celle-ci n’existait pas encore, mais elle devait y
naître peu de temps après.

Il n’y avait là qu’une cinquantaine de petits enfants très
pauvres et très timides; plusieurs d’entre eux pleuraient. Presque
tous étaient enfants d’illettrés.

Le projet initial était de réunir les enfants des locataires
d’une maison populaire, pour les empêcher d’errer dans
l’escalier, de dégrader les murs et de semer le désordre. C’est
à cet effet que, dans la maison même, une salle fut ouverte pour
eux. Je fus appelée à prendre soin de cette institution « qui
pouvait avoir un bel avenir »… Je sentais confusément qu’une
œuvre de grande envergure allait naître.

Je croyais être comme une paysanne qui avait mis de côté la
bonne semence, et à qui on était venu offrir une terre féconde où
la semer librement. Mais il n’en fut pas ainsi : à peine avais-je
remué les mottes de cette terre, que je trouvai de l’or à la
place du grain. Les mottes cachaient un trésor précieux. Je n’étais
pas la paysanne que je croyais être.

En fait, mon action sur les enfants normaux m’apporta
une série de surprises. Il est bien certain que des moyens, qui
avaient réussi auprès d’enfants déficients, devaient constituer
une véritable clef pour faire éclore le développement d’enfants
normaux
; tout ce qui avait remporté un succès dans le
traitement d’esprits faibles, dans le redressement d’intelligences
fausses, contenait les principes d’hygiène intellectuelle capables
d’aider les esprits normaux à croître forts et droits.Tout cela
n’a rien d’étonnant et la théorie sur l’éducation qui en est
issue est ce qu’il y a de plus positif et de plus scientifique pour
persuader les esprits équilibrés et prudents. Mais il faut avouer
que les premiers résultats me jetèrent dans le plus grand
étonnement et, souvent, me trouvèrent incrédule.

Ces objets, que je présentais aux enfants normaux,
n’avaient pas du tout le même effet que celui qu’ils avaient eu
sur les déficients : tandis que ces derniers étaient tout de suite
séduits par les objets, il me fallait toute ma force de persuasion
pour inviter les enfants normaux à s’en
occuper. L’enfant normal était attiré par un objet,
fixait sur lui toute son attention et se mettait à travailler, à
travailler sans répit, avec une concentration étonnante. Il
semblait, ensuite, satisfait, reposé et heureux. C’est une
impression de repos qui émanait de ces petits visages sereins, de
ces yeux d’enfants brillants de contentement, après qu’ils
avaient accompli un travail spontané. Les objets du matériel
étaient comme la clef d’une pendule : quand on a remonté celle-ci
un instant, elle continue à marcher toute seule. L’enfant était
plus fort, plus sain d’esprit après avoir travaillé. Il me fallut
longtemps pour me convaincre que je ne me faisais pas une illusion.
Je restai longtemps incrédule, en même temps que saisie, émue et
tremblante.

C’est ainsi que le hasard me les fit rencontrer. C’était des
enfants plaintifs, peureux, si timides que l’on n’arrivait pas à
les faire parler. Leurs figures étaient sans expression, leurs yeux
égarés. En fait, c’était de pauvres enfants abandonnés, grandis
dans des maisons délabrées et sombres, sans soins, sans stimulants.
Ils étaient visiblement sous-alimentés. Ils avaient un besoin
urgent de nourriture, d’air et de soleil. (…)

Quelles furent donc les conditions qui permirent l’apparition
d’enfants nouveaux ?

Ce devait être des conditions singulièrement favorables, pour
qu’elles aient pu réaliser la « libération de l’âme de
l’enfant » ! Il faut que tous les obstacles répressifs aient
été supprimés ! Mais qui aurait jamais pu soupçonner ce
qu’étaient ces obstacles répressifs, quelles étaient les
circonstances favorables ?

Ces enfants appartenaient aux classes sociales les plus basses;
les parents n’étaient pas de véritables ouvriers, mais des gens
qui cherchaient, au jour le jour, une occupation passagère et qui,
par conséquent, ne pouvaient s’occuper de leurs enfants. La
plupart d’entre eux étaient illettrés. Il n’était pas possible
de trouver une véritable maîtresse pour un pareil poste. On
s’adressa donc à une personne qui, ayant fait, jadis, quelques
études pour entrer dans l’enseignement, travaillait actuellement
comme ouvrière. Elle n’avait, par conséquent, aucune ambition en
tant que maîtresse, pas de préparation ni d’idées préconçues,
ce que l’on aurait fatalement trouvé chez une enseignante de
profession. Les conditions très spéciales dans lesquelles nous nous
trouvions venaient de ce que nous n’étions pas véritablement
« œuvre sociale ». Les enfants n’étaient recueillis
que pour préserver la maison des dégradations qu’ils eussent pu
lui faire subir. Il ne fallait donc point que le bâtiment eût
besoin de réfections fréquentes. La Maison des Enfants n’était
pas une véritable école, mais une espèce de machine à mesurer
mise à zéro.

C’est ainsi que, n’ayant pas les moyens de créer l’ambiance
avec des bancs d’école, une chaire ni aucun meuble en usage
ordinaire, on fabriqua un mobilier comme celui d’un bureau ou d’une
maison bourgeoise. Je fis faire en même temps un matériel
scientifique exact comme celui que j’avais employé dans l’institut
de déficients; à cause de cette première affectation, personne
n’avait jamais pensé qu’on pût en faire un matériel scolaire.

Il ne faut pas imaginer que l’ambiance de la première Maison
des Enfants fût aimable et gracieuse comme celle que l’on y
rencontre aujourd’hui. Les meubles les plus importants étaient une
table robuste pour la maîtresse, trônant à peu près comme une
chaire, et une immense armoire haute et massive dans laquelle on
pouvait ranger toute sorte d’objets ; ses portes solides étaient
fermées à clef, et la clef restait entre les mains de la maîtresse.
Les tables étaient construites dans un souci de solidité et de
durée. Elles étaient assez longues pour que trois enfants pussent
s’y asseoir à la file; elles étaient placées les unes derrière
les autres, à l’instar des bancs d’une école. Les seules
innovations étaient les petits fauteuils et chaises individuels très
simples. Les fleurs manquaient, qui sont devenues une des
caractéristiques de nos écoles; dans la cour, cultivée en jardin,
il n’y avait que de petites pelouses et des arbres. Un tel ensemble
ne pouvait me donner l’espoir de faire une expérience importante.
Ce qui m’intéressait, pourtant, était de faire une éducation
rationnelle des sens, pour éprouver les différences de réactions
entre les enfants normaux et les déficients ; et surtout,
pour chercher une correspondance, que j’entrevoyais intéressante,
entre les réactions d’enfants normaux plus jeunes et
d’enfants déficients plus âgés.

Je n’imposai aucune réserve, aucune obligation à la maîtresse.
Je lui appris seulement à se servir du matériel sensoriel, afin
qu’elle pût le présenter aux enfants de façon exacte. Et cela
lui parut facile et intéressant. Mais je n’empêchai pas ses
propres initiatives.

Je m’aperçus, au bout de peu de temps, qu’elle s’était
fabriqué elle-même d’autres matériels : c’était des croix
dorées qui devaient servir à récompenser les enfants les plus
sages. Je trouvai souvent, en effet, des enfants décorés de ces
pendentifs inoffensifs. Elle avait aussi pris l’initiative
d’apprendre à tous le salut militaire, bien que les élèves les
plus vieux eussent cinq ans. Mais cela semblait lui apporter une
telle satisfaction et je trouvai la chose si drôle qu’elle m’en
était indifférente.

Ainsi débuta notre vie de paix et d’isolement. Et, longtemps,
personne ne s’occupa de nous.

Les événements principaux de cette époque étaient faits de
choses infimes, dignes de ces contes pour enfants qui commencent par
« il était une fois… ». Mes interventions étaient si
simples et si puériles que personne n’eût pu les considérer d’un
point de vue scientifique. Leur description complète nécessiterait
pourtant un volume d’observations ou, plutôt, de découvertes
psychologiques.